La lettre aux Français du député Alexandre Allegret-Pilot, publiée dans le JDD, est reproduite ci-après.
La fin de vie est un sujet fondamental qui nous touche tous sensiblement et qui met à l’épreuve notre conception de la famille, de la solidarité, de la fraternité. Son traitement relève du choix de société : il engage notre culture et invite à solliciter les valeurs et principes qui structurent nos vies. Puis-je imposer à autrui de m’ôter la vie ? Dois-je décider de ma mort ou dois-je la subir ? Ma mort m’appartient-elle ? Tu ne tueras point ? Autant de questions vertigineuses et pourtant fondamentales.
Le risque, dans les réflexions sociétales, est évidemment de se reporter prioritairement à son expérience personnelle et de vouloir ériger une règle à partir de son cas particulier. J’ai donc tenté de ne pas mobiliser mon vécu et celui de ceux qui m’entourent ou m’entouraient. Il importe de contenir l’instrumentalisation des situations individuelles et le débordement du pathos sur le logos. Mais, quand il est affaire de vie et de mort, comment ne pas écouter sa part d’émotion ?
Attaché aux grands repères anthropologiques, j’étais initialement réticent à l’idée d’introduire une rupture institutionnelle, sociologique et philosophique aussi forte. J’avais aussi constaté les évolutions subreptices dans d’autres pays, qui conduisent à « abréger la vie » des plus vulnérables, sous couvert d’humanisme. Conscient de la souffrance de certains de nos concitoyens, je n’étais cependant pas fermé à une inflexion de notre droit, sous réserve d’une circonscription claire et de garanties solides : j’ai donc laissé leur chance aux débats pour me forger une conviction.
Si je pouvais avoir des doutes sérieux à leur ouverture, ces derniers les ont rapidement réduits à néant : je ne voterai pas une loi mortifère qui porte délibérément en elle tous les germes d’une société orwellienne où la fraternité n’est que le masque apparent d’un eugénisme latent.
Après avoir débattu intensément, pointant systématiquement les dizaines de lignes de fuite que comporte le texte, je dois me rendre à l’évidence : le projet est en marche et rien ne pourra l’arrêter. Aucun des garde-fous proposés et visant à réduire les dérives constatées dans les pays ayant légalisés la mort institutionnalisée n’ont été retenus. Tous ont été balayés d’un revers de main dans un magistral passage en force dont le terrain a été soigneusement préparé depuis des années, autour d’un jargon dangereux de la « mort dans la dignité », slogan qui conditionne un élément objectif, absolu et dont la perte est irréversible (la vie) à une considération subjective et évolutive (la dignité) qui traduit singulièrement le regard que nous portons sur la déchéance corporelle et intellectuelle.
Qui ne veut pas mourir dans la dignité ?
Les mêmes qui arguent constamment que la plupart de nos concitoyens sont des victimes écrasées par des oppressions en tous genres, promeuvent soudainement le primat du libre arbitre et de l’autodétermination dans un pays où 800 000 personnes de plus de 75 ans font l’objet d’abus de faiblesse chaque année, écartant tous les contrôles raisonnables qui permettraient de s’assurer du discernement de la personne demandant qu’on lui ôte la vie. « Il faut que cela aille vite » nous explique-t-on. Effectivement, cela ira vite. Pour justifier cela, les exemples les plus incohérents seront mobilisés, alors que la plupart peuvent être traités par le corpus juridique actuel (ex. loi Claeys Leonetti sur la sédation profonde et continue).
Dans ce pays – et c’est volontaire – il sera bientôt plus aisé d’obtenir la mort que de recevoir un soin. Dans ce pays, celui de Morsang-sur-Orge (Conseil d’Etat, 27 octobre 1995, interdisant le « lancer de nain »), une personne souffrant d’achondroplasie ne pourra demander à être lancée dans le cadre d’un jeu, mais pourra demander à être euthanasiée.
Le glissement sémantique présente des relents d’expérience totalitaire : des députés invoquent ainsi régulièrement une « liberté », voire une « liberté fondamentale », là où la loi créera en réalité un « droit » engageant l’ensemble de la société dans des actes portant délibérément la mort sans intervention du juge. Le texte initial prévoyait même de qualifier de « mort naturelle » une mort par injection de substance létale. Il s’agit ainsi de changer les mots dans une volonté de masquer la réalité qu’ils décrivent, allant jusqu’à qualifier l’euthanasie de « soin ». On modifie les termes pour atténuer la perception du réel, mais ce dernier ne change pas.
Rapidement, voici quelques caractéristiques de cette loi :
- en théorie, moins de 72 heures pourront se dérouler entre la formulation d’une demande et l’injection mortelle ;
- un délit d’entrave aux contours indistincts est créé, mais l’incitation à l’euthanasie ne sera pas réprimée ;
- la mort par administration d’une substance létale sera désormais un « soin » ;
- ni les pharmaciens ni les établissements de santé ne disposeront d’une clause de conscience ;
- l’euthanasie et le suicide assisté pourront reposer sur une simple demande orale ;
- le médecin pourra décider de donner la mort sans être tenu par un avis contraire d’un confère ;
- les proches ne pourront formuler de recours ;
- l’injection létale pourra avoir lieu partout, sauf sur la voie publique ;
- le contrôle du respect de la procédure sera réalisé…après la mort.
Nul talent de divination n’est nécessaire pour anticiper la suite : élargissement progressif de des critères d’éligibilité jusqu’à ce que tout un chacun puisse exiger une mise à mort institutionnalisée. À l’instar de certains pays étrangers, seront ainsi euthanasiés de façon substantielle les déficients intellectuels, les handicapés, les personnes souffrant de troubles psychiques (la France compte 600 000 schizophrènes, 1% de la population), les traumatisés, les personnes âgées, les esseulés, les pauvres… les « blessés de la vie » chers à Paul Ricoeur qui intérioriseront ainsi un sentiment d’inutilité qui se transformera bientôt en injonction.
Quand vous pourrez difficilement vous permettre de vivre ou que vous deviendrez encombrant, on vous suggèrera doucement la porte, dans un souci de « dignité ». Pourquoi financer la recherche et les soins véritables, puisque la mort devient une option, un « soin » parmi d’autres.
N’ayez pas de faux espoirs. Cette loi sera votée. Elle est l’aboutissement d’un projet sociétal porté depuis des années. Après avoir ferraillé avec conviction plusieurs jours et plusieurs nuits, je dois donc accepter ce que je considère comme une première défaite en tant que député et, surtout, comme un échec en tant qu’homme.
« La mort est la compagne de l’amour. Ensemble, ils dirigent le monde », nous disait Sigmund Freud.
Malheureusement, la mort a pris le dessus.
Alexandre ALLEGRET-PILOT